DES ICEBERGS, DES MANCHOTS, DES BOBOS - Faire
l'Antarctique, c'est du dernier chic
Courrier
international - n° 590 - 21 févr. 2002
Très
tendance, depuis quelques années : faire une excursion dans les déserts
glacés de l'Antarctique durant l'été austral. Carnet de route à la Bridget
Jones d'une journaliste britannique qui raconte son périple aux confins de la
planète.
Au début
du mois de décembre, j'ai parcouru la moitié du globe en avion avec pour seul
bagage une paire de caleçons longs, puis, passant par la chaleur écrasante de
Buenos Aires, je suis arrivée en Terre de Feu, où la pointe de l'Amérique du
Sud se dilue dans la mer. Là, un brise-glace russe, le Kapitan Dranitsyn,
un prodige d'ingénierie maquillé en prison flottante, attendait d'embarquer
57 touristes pour les entraîner, eux et tous leurs espoirs, vers l'endroit le
plus froid, le plus blanc, le plus pur, le plus désolé et le plus fascinant
de la planète : l'Antarctique.
Au
programme, une croisière de dix jours qui allait m'emmener du port d'Ushuaia
à la péninsule Antarctique en naviguant dans les eaux du détroit de Drake
pour atteindre, par-delà montagnes, icebergs et glaciers, le Cercle polaire
antarctique et son soleil de minuit. Mais notre itinéraire s'annonçait
tributaire du vent et de l'état de la banquise. Cinq Zodiac et deux
hélicoptères étaient logés sur le pont arrière afin de nous permettre de
débarquer en cours de route pour communier avec les phoques et les manchots. "Vous
serez absolument émerveillés, hypnotisés", nous a promis Mélanie,
l'une des conférencières du bord, intarissable sur le krill, ce plancton
transparent qui constitue la principale nourriture des baleines bleues. Quant
au confort, il était garanti, avec un sauna, un spécialiste de la pâtisserie
viennoise et des vidéos de David Attenborough.
Pour
commencer, il fallait traverser le détroit de Drake. C'est là que
l'Atlantique et le Pacifique entrent en collision et que des vents vigoureux,
débarrassés de tout obstacle terrestre, prennent de la vitesse en hurlant. Le
phénomène ne peut que vous retourner l'estomac et protège probablement
beaucoup mieux l'Antarctique des ravages du tourisme que n'importe quel
traité international. Le tourisme en question a d'ailleurs abondamment meublé
nos conversations de notre expédition très classe moyenne supérieure, avec
(entre autres) deux dentistes, un espion en retraite, un manager des tournées
d'Eminem et un ancien avocat de Brooklyn transformé en gourou d'entreprise.
La coque
du Dranitsyn est ronde, ce qui est idéal pour fracturer la glace. Mais
cela a une autre conséquence : le navire a une forte tendance à rouler et à
tanguer dans les grands creux. On voit alors l'eau se substituer brutalement
au ciel à travers les hublots tandis que les serveurs s'efforcent d'attraper
au vol les assiettes de soupe. On nous expliqua qu'il fallait toujours
s'agripper à quelque chose et qu'il fallait être prêt à abandonner le navire
si le Klaxon d'alerte lançait sept coups brefs puis un long. Sur la
passerelle, qui offrait une vue imprenable sur l'horizon, les choses
semblaient nettement moins angoissantes. Là, quelques marins vaquaient
calmement à leurs occupations en jetant de temps à autre un coup d'oeil à
leurs écrans radar. Ils parlaient dans des combinés de téléphone en bakélite
tout en buvant du thé, penchés sur une carte lumineuse ornée d'un gros
taille-crayon fixé sur le côté.
Perdu au
beau milieu des eaux, le brise-glace était notre unique univers. Les
passagers se répartissaient en deux groupes : ceux qui se levaient avec les
albatros pour prendre un "café lève-tôt" (ils n'étaient que trois)
et les autres, pâles, prostrés dans leurs couchettes oscillantes jusqu'à ce
que Lena, la femme de ménage, fasse irruption dans leurs cabines. Les
Américains avaient opté pour des patchs contre le mal de mer, qui les
laissaient légèrement hallucinés. Deux adorables Irlandais en pleine lune de
miel (une vétérinaire et un agriculteur) avaient quant à eux confié leur sort
à des bracelets d'acupuncture.
Nous
réussissions malgré tout à nous retrouver ensemble aux heures des repas
(excellents, soit dit en passant) et à celles des conférences sur la géologie
(plus pour nous rencontrer que par intérêt). Durant ces dernières, Art Ford,
qui était doté d'une voix rocailleuse, nous plongeait dans l'obscurité avant
de faire glisser un point de lumière rouge sur des diapositives où les
continents, jadis groupés en bloc et formant la Pangée, commençaient à se
séparer, il y a cent millions d'années, à l'époque où les marsupiaux
pouvaient sauter de l'Amérique du Sud à l'Australie en passant par
l'Antarctique.
Nous
dormions tous beaucoup, entre autres pendant certaines conférences consacrées
à des sujets artistiques. Le chef de l'expédition, Laurie Dexter, un Ecossais
de nationalité canadienne qui a skié sur les deux pôles, nous expliqua que
c'était parce que nous nous trouvions dans un environnement sur lequel nous
n'avions aucun contrôle : en clair, nous nous déconnections. Mais cela n'a
pas duré. La voix de Laurie a résonné un beau matin sur les interphones du
bord : "Bonjour mesdames et messieurs, nous sommes le samedi 8
décembre et il règne à l'extérieur une température de 0 °C." Plus
jeune, Laurie était parti évangéliser les Inuit et il savait comment capter
l'attention de son public. "Nous filons à 36 noeuds par 62 degrés sud
et nous avons une belle chute de neige. L'Antarctique vous souhaite une
authentique et sauvage bienvenue." Merci bien. Dehors, tout était
blanc.
Nous
étions arrivés dans l'archipel des Shetland du Sud en un temps record, à une
vitesse moyenne de 16 à 17 noeuds. Dans le vestiaire, chacun dut mener une
lutte acharnée avec des sous-vêtements thermiques, des pantalons étanches,
deux paires de grandes chaussettes de laine, des bottes, des gants et des
lunettes de soleil. Affublés de parkas identiques - d'un rouge bien vif pour
être repérable dans le cas où l'on serait allé se perdre dans un blizzard -,
nous avons fini par nous aligner à la coupée, prêts à entreprendre notre
première virée en Zodiac vers la côte. En route pour Half Moon Bay !
Il nous
a fallu un moment pour distinguer les manchots sur la plage de gravier
enneigée (en fait, on les sent avant de les voir). Ils étaient là,
complètement indifférents à ces trucs rouges qui s'extirpaient de l'eau.
C'étaient des manchots papous. "De gentils papous", avait roucoulé
Delphine lors de sa conférence, qui avait attiré les foules. Les papous en
question, donc, traînaient autour d'un pittoresque bateau abandonné, comme si
on les avait prévenus de notre arrivée. Quant à nous, nous affichions moins
d'assurance qu'eux, puisqu'on nous avait dit de leur laisser de l'espace et
de ne jamais leur bloquer le passage vers la mer, ce qui n'est pas le plus
aisé quand ce sont eux qui vous bloquent le passage vers la terre.
Les
papous regardaient les flots et nous, rayonnants, regardions les papous.
Appareils photo et caméras s'activaient. Mais le face-à-face cessa très vite.
Car les manchots ont beaucoup à faire : des pentes neigeuses à descendre sur
le ventre, des sauts de l'ange à effectuer depuis les rochers. Du coup, nous
sommes allés voir ailleurs. Direction : notre premier glacier sous un bout de
ciel apocalyptique. Enfoncés dans la neige jusqu'à la taille, nous avons
failli buter sur des phoques qui se prélassaient sur des galets gelés. Avec
leurs grands yeux tristes, ils se croisaient les nageoires comme pour se
réconforter. Nous sommes ensuite arrivés à l'île de la Déception (qui est
l'homme de génie qui a baptisé tous ces endroits ?), le coin d'Antarctique
préféré de Chris, le médecin australien du bord. "A cause du
panorama, de l'histoire, de tout, quoi." C'est le nec plus ultra de
la rade naturelle, un volcan effondré dans lequel les bateaux se faufilent
par une faille baptisée le Soufflet de Neptune. (Ivan, notre capitaine
moustachu, dragueur impénitent, ne passait que rarement son temps à la
passerelle, sauf quand il s'agissait de faire la preuve de sa dextérité à la
barre dans des moments pareils.) Pour ce qui est de l'histoire, on trouve la
baie des Baleiniers, qui abrita de juteuses activités au détriment des
cétacés jusqu'à ce que le volcan décide d'y mettre un terme en 1931. Les
traces en sont encore visibles partout - des cabanes, des baleinières et
d'énormes réservoirs cylindriques rouillés, autrefois pleins d'une huile de
baleine de première qualité -, le tout s'enfonçant désormais lentement dans
le sable noir. Sinistre mais fascinant. Un peu comme l'architecture de Frank
Gehry [qui a notamment construit le musée Guggenheim de Bilbao]. Laurie s'est
engouffré dans l'un des réservoirs et a entonné l'hymne Amazing Grace. Tous
les autres se sont débarrassés de leur harnachement pour se retrouver en
maillot de bain et courir vers la mer gelée. Ils en sont aussitôt ressorti en
hurlant avant de se plonger dans un bassin thermal délicieusement chaud
creusé à même la plage. Au large, les manchots passaient en cancanant et en
détournant le regard.
Je garde
des quelques jours qui suivirent des images pêle-mêle : de nouveaux séjours
dans le vestiaire (nous quittions le bord près de trois fois par jour) ; de
nouvelles rencontres avec des manchots (des manchots à jugulaire et de
magnifiques Adélie) ; des errances dans un parc de gigantesques icebergs
turquoise en forme de fromage, de tire-bouchon, d'arc de triomphe ;
d'irrésistibles glissades en masse le long des moindres pentes enneigées que
nous croisions. Pour ce qui est des sorties en ville, le meilleur moment
reste celui où, survolant une étendue immaculée, nous nous sommes rendus en
hélicoptère à Vernadsky, une petite base de recherche ukrainienne cédée par
la Grande-Bretagne pour 1 livre. Ici, onze hommes enfermés pendant des mois
surveillent la couche d'ozone depuis de petites salles éclairées au néon et
dont les fenêtres disparaissent sous la neige. Ils font surtout beaucoup
d'exercice et servent gratuitement de la vodka maison à toute femme de
passage qui est prête à faire don de son soutien-gorge au bar.
Notre
plus beau jour a débuté par une alerte à l'iceberg à 6 heures du matin.
Laurie nous a poliment signalé que nous serions vraiment dingues de ne pas
bouger. Le temps était idéal : du soleil et pas de vent. Les manchots
jaillissaient de l'eau devant nous (je suis sûre qu'on les avait prévenus).
Et il y avait la glace, des tonnes de glace. Nous étions des paparazzi en eau
gelée : partout sur la proue et le pont, tout le monde souriant à tout le
monde, incapables en fait de croire à la menace de ces bouts d'icebergs
(certains émergeant de 5 mètres au-dessus de la surface), sortes d'îles flottantes
revêtues de sucre glace, qui nous présentaient leurs flancs sombres d'un vert
électrique. Ils surgissaient à intervalles réguliers, comme s'ils étaient
reliés. Nous en avons entendu un nouveau se former en rugissant à partir d'un
lointain glacier grondant (on appelle d'ailleurs ça "accoucher").
Plus tard, nous avons survolé Paradise Harbour, que nous avons sillonné en
Zodiac jusqu'à des glaciers luisant d'un bleu profond et où l'on peut se
tailler des glaçons d'une eau pure vieille de vingt mille ans.
Ce jour
parfait n'a jamais véritablement pris fin. Nous étions maintenant si loin au
sud que le soleil ne se couchait plus. Le Dranitsyn avançait jusqu'à
la ligne virtuelle du Cercle polaire antarctique. Si nous y parvenions, il y
aurait une grande fête. Trois d'entre nous, drogués à la glace, restèrent sur
le pont jusqu'à 4 heures du matin à contempler la proue du brise-glace se
frayer sans bruit (du moins, du haut du pont) un chemin dans la banquise. A
partir du bateau, des fissures se dessinaient dans la glace aussi vite que
des éclairs. Et il y avait toujours, bien sûr, un manchot par-ci par-là.
Brian déclara que c'était comme regarder un économiseur d'écran et tenta de
s'arracher au spectacle. "Le problème, reconnut Fiona, épuisée, c'est
que ça ne cessera jamais d'être intéressant..." Au bout du compte,
nous n'avons jamais atteint le Cercle polaire. Mais, franchement, personne
n'en avait cure.
Carol McDaid
The Observer
A
lire
Les
guides sur l'Antarctique restent très rares. Le meilleur est sans doute le
guide Lonely Planet : Antarctica, de Jeff Rubin (en anglais). Agréable
à lire, il offre un luxe de détails. Egalement (en anglais) à conseiller : Antarctica,
the Falklands and South Georgia, de Sara Wheeler (Cadogan), un guide
intelligent, incisif et drôle. On lira aussi avec intérêt The Worst Journey in the World, d'Apsley
Cherry-Garrard (Picador). Ce récit a été écrit par l'un des survivants
de la dernière expédition de l'explorateur britannique Robert Scott, disparu
dans l'Antarctique en 1912.
Carnet
de route
Y
ALLER On recense plus de vingt sortes de bateaux qui sillonnent les eaux
de l'Antarctique, depuis de petits yachts jusqu'à de grands paquebots.
Certaines croisières partent d'Australie, de Nouvelle-Zélande ou, plus
rarement, d'Afrique du Sud, mais la plupart sont organisées à partir du port
argentin d'Ushuaia (Office de tourisme : 00 54 2901 24 550). La durée moyenne
d'une croisière est de quatorze jours. L'auteur de l'article est partie avec Quark
Expeditions, spécialiste des croisières polaires
www.quarkexpeditions.com. Cette compagnie, basée aux Etats-Unis et en
Angleterre, propose 30 voyages pour la prochaine saison, entre novembre 2002
et la fin février 2003, sur trois navires différents au choix. Les tarifs
vont d'environ 3 480 euros par personne, pour un voyage "classique"
de 11 jours autour de la péninsule Antarctique, à environ 36 940 euros par
personne pour un tour du continent en 66 jours sur un brise-glace. Mais,
attention ! ces prix, qui comprennent les repas et les excursions à terre,
sont indiqués au départ d'Ushuaia. Or le billet d'avion A-R entre l'Europe et
la Terre de Feu coûte plus de 1 000 euros...
QUAND PARTIR Les croisières antarctiques ont lieu entre novembre et
mars. Le moment idéal est décembre ou janvier, en plein milieu de l'été
antarctique, quand les températures se situent entre - 6 et 10 °C. Il faut
savoir que les itinéraires annoncés peuvent être modifiés en fonction des
conditions météorologiques et des déplacements de la banquise et des
icebergs. On doit s'attendre, quel que soit le moment choisi, à une mer relativement
agitée. Vous verrez sûrement des icebergs, des manchots, des phoques, des
albatros, et peut-être même des baleines. La plupart des croisières offrent
la possibilité de voir la faune de près, soit par des excursions quotidiennes
en Zodiac ou, dans le cas des brise-glace russes, en hélicoptère.
SITES A CONSULTER www.coolantarctica.com est parfait pour
savoir ce qu'il faut emporter et dispose d'une section très détaillée sur la
photographie. www.antarctica.ac.uk (le site officiel de la recherche
scientifique britannique en Antarctique) regorge d'informations. www.antarcticconnection.com
regorge de conseils et propose aussi du shopping polaire (avec notamment des
tapis de souris décorés de manchots).
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